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Entropie générale

25 juillet 2014

"Blankets", de Craig Thompson

Thompson mise en page 1

Thompson mise en page 2

Thompson mise en page 3

Thompson mise en page 4

Thompson mise en page 5

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30 juin 2013

"Wilson", Daniel Clowes, Éd Cornélius

 

 

Clowes

"Wilson" de Daniel Clowes, éd. Cornélius (2010)

 

 

Une page : une séquence. Au début, il semble même qu'il y ait une page, une histoire. Mais, très vite, si chaque page peut effectivement fonctionner de façon autonome, il apparaît que toutes sont liées et dessine une chronologie : celle de la seconde moitié de vie d'un personnage pathétique : Wilson. Cette structure a l'avantage de permettre de superposer un rythme régulier à un autre irrégulier. Régulier, du fait même de l'unité de sens de la page, irrégulier puisque le temps entre deux séquences successives n'est jamais le même (de quelques instants à plusieurs années). Les pages elles-mêmes possèdent une rythmique interne régulière (gaufrier de six cases carrées) pouvant subir quelques variations (allongement et raccourcissement de certaines cases, insertion d'une ou deux supplémentaires). De plus, un autre élément rythmique traverse l'ensemble du récit : différents traitements graphiques de la page s'y disséminent. Cette « polyrythmie » anime la narration d'une vie banale et sans véritable relief, une vie éteinte par le désir ici maladif d'être aimé, la vie de Wilson.

 

Wilson, c'est presque le nom de n'importe qui, un nom ordinaire se substituant à peine à l'anonymat, la vie de Wilson est celle d'un anonyme à peine nommé, une vie de rien malgré les événements et les temps forts qui la ponctuent, c'est-à-dire, en articulent les moments et en construisent le sens. Cependant, ici, tout ce qui se construit s'effondre, tout ce que tente Wilson échoue, il n'est jamais maître du sens, il en est même absent, mais il veut croire – et faire croire - qu'il lui appartient encore.

 

Wilson prend conscience de son inexistence à la mort de son père. Avant celle-ci, il est encore un fils. Ensuite, il n'est plus rien. Aussi, il part à la recherche de son ex-femme pour renouer avec son statut de mari – à tout le moins d'amant – et peut être même obtenir celui de père : il lui faut retrouver un statut, qui lui donnerait une place et un rôle, et lui permettrait de reprendre consistance – à défaut d'existence. Car Wilson est une ombre, quelqu'un de presque vivant en attendant d'être tout à fait mort. Pourtant, ce qui se prononce, dans ce récit, n'est pas tant son nom que celui du monde qui le situe et le détermine. Comme souvent dans les albums de Daniel Clowes, c'est un portrait en creux de la société américaine qui se dessine, société dont la forme et les attendus pèsent sans poids – mais d'autant plus lourdement - sur les individus, leurs paroles et leurs actes. Aucun des personnages du récit n'y échappe, chacun y est acté plutôt qu'il n'est acteur. Ce qui se joue encore dans ce récit, c'est la possibilité – ou l'impossibilité – du sens. De fait, tous les discours de Wilson sont prescrits, voire convenus – même si souvent ils sont intellectualisés et peuvent parfois prendre une forme critique. Il n'est pas rare non plus, que, partant d'une affirmation, Wilson en arrive à son contraire. Ainsi, soit on a affaire à un sens déjà là qui n'appartient en rien au sujet – peut-il donc dès lors faire sens ? – soit celui-ci s'annule au cours de son développement. Quoi qu'il en soit, ils apparaissent tous nuls et non avenus, ils ne rendent pas compte d'une expérience, ni n'en font la carte ou en parcourt les lignes de force, mais l'enferme, la contienne à l'intérieur d'un territoire contrôlable et maîtrisable  - en apparence du moins. C'est sans doute rassurant, mais induit aussi de l'angoisse dans la mesure où ce qui est dit est en inadéquation totale avec l'épreuve des faits. Dé-collage du discours et de ce dont il doit rendre compte permettant l'illusion d'une maîtrise, mais, en retour, neutralisation du sujet : toute l'activité de Wilson se retourne en une passivité quasi infini n'autorisant aucune prise sur rien. Ce n'est qu'à la fin du récit que le sens (de la vie) survient, en une révélation aussi soudaine que tardive, mais qui ne peut s'énoncer tant son évidence le retire à la langue. Cependant, à l'intérieur, tout devient clair et lumineux, même si dehors tout reste sombre et hostile.

 

 

 

                                                                                  al-wat

27 juin 2013

"Toxic", de Charles Burns, éd. Cornélius

 

 

Burns"Toxic" de Charles Burns, éd. Cornélius, 2010

 

 

 Singulier album que celui-ci : il se place, dès la deuxième case, sous le signe de Tintin (la première étant noire, la découpe de sa houppe est bien le premier signe du récit donné à voir). Ce qui, dès la couverture, est annoncé : un œuf géant tacheté de rouge renvoie explicitement aux champignons de "L'étoile mystérieuse", mais le sens en est déplacé du règne végétal au règne animal - déplacement pourtant contredit par le quatrième de couverture où l'œuf donne naissance à une plante (il ne faut pas trop se fier aux signes), où plus qu'un déplacement c'est une fusion qui s'opère pour ouvrir sur quelque chose d'étrange et vaguement menaçant. Un peu plus loin, on aperçoit sur le lit du personnage principal, Doug, un album de Nitnit, Tintin à l'envers. Plus loin encore, Doug monte sur scène affublé d'un masque de Tintin et se présente comme étant Nitnit. C'est peut-être bien de cela qu'il s'agit, d'un renversement complet d'un récit à la Tintin : on passerait ainsi d'une narration claire, très structurée et parfaitement lisible (du moins à partir du "Lotus Bleu") à une autre non pas incompréhensible et délirante, mais plutôt sombre et ambiguë, navigant entre des signes qui se déplacent, se modifient, changent de registre, où le sens se fait mouvant jusqu'à en devenir un rien inquiétant. Pour le dire autrement, Nitnit conserve le nom de Tintin, il y est toujours lisible, s'y entend encore, son inversion ne le rend pas étranger seulement étrange. Dans un récit à la Tintin tout est fait pour accompagner la compréhension de l'action et de l'intrigue. En inversant ce mouvement Burns ne raconte pas rien ni n'importe quoi : ici aussi tout s'imbrique et le jeu des signes tisse un sens qui évite l'anéantissement ou la dispersion du récit. Simplement, si avec Hergé les signes vont tous dans le même sens et permettent de confirmer le développement de l'intrigue, avec Burns ils déroutent et déstabilisent. Pour compliquer les choses, le récit se déploie entre deux mondes, un "réel", un imaginaire, entrant en une étrange résonance, et où des signes s'y disséminent et se répondent de l'un à l'autre. Burns dédouble son propos, dédoublement qui fait aussi unité, puisqu'un rapport, certain bien que mouvant, lie les deux mondes et en organisent les intrigues respectives : d'un monde à l'autre c'est comme si le sens était rejoué et réarrangé à travers des signes en recombinaison. De fait, une autre ombre tutélaire plane sur "Toxic" : celle de William Seward Burroughs. Dans la séquence décrite précédemment où Doug monte sur scène et se présente comme étant Nitnit, il ajoute : "alias Johnny 23". Burns cite là le titre d'une nouvelle de Burroughs qui devient, par le "alias", un autre nom pour Hergé : ils sont équivalents mais signent des imaginaires différents. Ce titre, Burns l'utilise aussi pour une version noir et blanc, recadrée et remontée de "Toxic", éditée par Le Dernier Cri (version formant un récit complet à la fin énigmatique, alors que celle de Cornélius sera en trois volets). Cette façon de procéder est proche d'une technique d'écriture de Burroughs : le cut-up. Cela consiste à prendre un texte (ou plusieurs, mais ici un), à le découper en plusieurs parties et à en réassembler les morceaux différemment. Ce processus permet de le déconstruire et d'en redistribuer le sens, et de produire un nouveau texte gardant l'empreinte de l'ancien. Il faut cependant noter que dans ce processus, ici, des cases, et même des séquences entières, disparaissent : tout n'est pas recombiné. Dans le même mouvement, des dessins et séquences nouvelles apparaissent, elles n'appartiennent pas au premier volume de "Toxic". Mais on peut raisonnablement supposer qu'elles sont extraites des volumes suivants, ce qui constituerait une manière de fold-in, autre technique d'écriture de Burroughs. Il faudrait, pour bien faire, réaliser une comparaison minutieuse de ces deux versions, en analyser les altérations et modifications du sens qui s'y opèrent. Voir comment le montage induit la compréhension des images, sorte d'effet Koulechov appliqué à la bande dessinée. C'est là un travail qui dépasserait largement le cadre de cette simple chronique. Ce qu'on peut dire, cependant, c'est que si "Toxic" est la version plutôt Hergé du récit (album cartonné couleur, format standard), "Johnny 23" en serait la version plutôt Burroughs (Format non conventionnel, noir et blanc, pagination plus importante, texte réécrit en un alphabet illisible rappelant les idéogrammes). En attendant plus, on peut peut-être se risquer à poser l'équation suivante : Hergé + Burroughs = Burns – à peu de chose près.

18 juin 2013

"L'attrapeur d'images", Alexandre Kha, éd.Tanibis, 2009

Kha

"L'attrapeur d'images", d'Alexandre Kha (éd. Tanibis).

 

L'objet ressemble à ces romans de Jules Vernes des éditons Hertzel : voilà qui nous promet une belle aventure en des contrées lointaines ou des territoires inexplorés. Mais tout cela est trompeur, l'histoire qui nous est contée ne ressemble que fort peu aux constructions romanesques de l'auteur de "Vingt mille lieus sous les mers", ce n'est donc là qu'une image, et il faut bien admettre qu'on ne sait jamais ce qu'on voit quand on regarde une image. Encore que, et tout compte fait, c'est quand même un peu de cela qu'il s'agit : de voyages, d'aventures, d'images. De l'aventure d'un homme un-peu-chat (comme pourrait se traduire son nom : Lowkat) parcourant le monde pour en capturer les images.

            Lowkat se prénomme Nemo, ce qui, en latin, comme chacun sait, signifie "Personne". Mais il renvoie aussi, dans l'imaginaire collectif de nos contrées, au Capitaine Nemo (encore Jules Vernes) et à  Little Nemo de Winsor McCay. L'aventure et le rêve, les territoires inexplorés et le monde des songes, c'est sous ce double registre que se déploie l'histoire d'un "voyageur qui pourrait bien en cacher un autre" – comme dit dans le sous-titre -, la biographie cryptée d'un arpenteur du monde. L'identité de cet autre ne nous est jamais révélée - même dans la biographie en fin d'ouvrage qui retrace son parcours, son nom n'est pas cité - , mais un indice nous en est donné au quatrième de couverture : la phrase que l'on peut y lire est celle qui ouvre "La jetée", court-métrage d'anticipation réalisé par Chris Marker. Cette phrase ("Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance"), plus qu'un indice, énonce aussi ce qui organise la tension du récit entre l'image qui le fonde et le précède (dans la mesure où celle-ci, la première que l'on voit - une vieille gravure de l'allée des Ming en Chine dans laquelle Nemo, enfant, s'imagine déambuler adulte - est placée en amont du récit, avant même la page de titre) et le moment où elle se réalise (Nemo, marchant effectivement – si on peut dire, puisqu'il s'agit encore ici d'une image - dans cette allée, bien des années plus tard).

            Si le nom de Chris Marker n'est à aucun moment mentionné, c'est que celui-ci a souhaité qu'il en soit ainsi. Ce photographe-cinéaste est un être discret – pour ne pas dire secret – dont l'œuvre témoigne suffisamment de son existence, mais aussi, et surtout, de celle des autres, comme de son époque. On peut l'apercevoir dans "Tokyo-ga" de Wim Wenders, cherchant à cacher son visage d'une caméra qui le filme. Chris Marker  est un "nemo", c'est-à-dire une personne, quelqu'un dont le visage nous reste inconnu. À contrario, Nemo Lowkat est présent sur la plupart des 146 dessins légendés constituant le corps de l'ouvrage. Il ressemble un peu à un chat, et se promène à travers le monde avec son appareil photo-caméra en appendice fixé sur son dos. C'est un prolongement de lui-même, un organe supplémentaire lui permettant de transformer l'insaisissabilité de l'instant en un fragment d'éternité.

            Le récit se distribue en 23 chapitres d'inégale longueur avec, placée au seuil de chacun, et occupant toute la page, une ancienne gravure extraite des romans de Jules Vernes de chez Hetzel, parfois complétée. Ces dessins très réalistes et solides, illustrant de parfaites fictions, entretiennent un étrange dialogue avec le graphisme stylisé et fragile d'Alexandre Kha et portant un récit au statut indéterminé. Tout se mêle dans cette narration, fiction, rêve, réalité, et si l'on peut parfois identifier le registre auquel appartient tel ou tel moment de l'histoire, la plupart du temps, un tel partage s'avère difficile.

            Il faut aussi noter une différence de traitement de ces deux types d'images. Si celles de Kha sont toutes légendées, les gravures non. La grande précision, bien que parfois confuse, de ces dernières, leur confère une grande lisibilité où la totalité du sens est comme d'emblée affirmer. Mais, dans une image, rien n'est jamais définitif, et l'absence de légende permet de maintenir ouvert le champ des interprétations. À l'inverse, les images de Kha, peu définies, flottantes, éminemment polysémiques, semblent contraintes par le texte. Et il est exact que l'image prend son sens par le texte qui la signe (comme le démontre ici Kha, à la suite de Chris Marker, en plaçant sous un même dessin trois légendes différentes). Mais, dans le même temps, les relations entre les éléments composant l'image permettent de l'ouvrir sur autre chose que ce que clôture la légende. De plus, le texte lui-même, dans un style souvent télégraphique (phrases sans verbe, ou verbe à l'infinitif), n'est pas exempt d'une poésie certaine où le sens s'y trouve légèrement dévié. En définitive, si tout est clair dans ce récit, rien n'y est jamais vraiment assuré.

 

                                                                                                         al-wat

2 mai 2013

"À l'horizon", Chihoi, éd. Atrabile, 2008 :

Numériser

"À l'horizon", Chihoi, éd. Atrabile, 2008 :

 

         À l'horizon, qu'y a-t-il ? Encore l'horizon. Il coupe l'espace en deux – en même temps fait joint – et le structure, mais n'est pas un lieu, pas vraiment, nul ne peut l'atteindre : à toute approche il échappe, s'éloigne d'autant.

 

         L'horizon suture deux étendues : l'une, immensité verticale et sans limite (le ciel) en surplombe une autre, horizontale et totalement circonscrite (la terre/la mer) : voici le ciel - toute la puissance infini du vide – collé à la terre/la mer – le pouvoir déterminé de la matière.

 

         Dans ce recueil d'histoires, Chihoi articule souvent deux récits, celui d'un manque, d'une perte, d'une absence, à celui d'un être, d'une présence, d'un corps. Là où ils se rencontrent – se lient et se séparent – apparaît l'horizon d'un inapprochable désastre qui appelle, ne peut qu'appeler. En ce lieu sans lieu se noue une absence sans mesure et une présence sans nom. Car les personnages de Chihoi n'ont (presque) jamais de nom. Et ce à quoi ils font face les dépasse hors toute maîtrise. Mais ce qui les dépasse n'a rien de grand, de sublime ou de transcendant, ce sont de petites choses qui les traversent sans bruit, ou sur lesquelles ils se cognent et recognent.

 

Chihoi écrit des récits flottants, en suspend, abandonnés plutôt qu'achevés, au réel poreux, hantés par la perte et la difficulté d'y faire face. Perte de l'autre comme de soi, quelqu'un n'est plus là mais revient, encore et encore, car, dans un même mouvement, on l'appelle et refuse[1]. Alors ça revient, parce que ça dit non, ça dit oui, oui et non à la fois, sans pouvoir se décider enfin : il n'y a d'ailleurs, ici, jamais de fin. Tous les récits de Chihoi aboutissent à un suspend, ça ne finit pas, ça s'interrompt, le récit reste ouvert et résonne encore bien après la dernière case : c'est tout l'après de l'histoire qui habite la narration, la hante, l'oriente.

 

La fin d'un récit, d'habitude, en donne la clé, l'éclaire de sa lumière (ou de son obscurité) et le conclut dans les deux sens du terme : elle le termine et en ramasse le sens. Mais ici, la fin fait défaut, elle s'énonce impossible, toujours inconnue, et si le récit y fait parfois signe, il s'arrête à son seuil : la fin demeure nécessairement hors champ. Parce que la fin est un artifice commode, elle donne l'illusion d'une maîtrise du sens qu'elle inscrit et circonscrit tout entier dans le récit. Comme si celui-ci n'était qu'une question dont la fin est la réponse. Avec Chihoi, le récit arrivé à son terme ne rencontre que le vide où il s'égare et se disperse.

 

Mais aussi : la fin, en plus de marquer la séparation entre ce qui vient d'être lu et le monde réel, entre un dedans et un dehors, est normalement - c'est là sa norme - l'horizon du récit, en un autre sens que celui déjà énoncé, à savoir : ce vers quoi il regarde et se dirige. L'horizon se tient, dans ce cas, à un bord du récit, sa fin, mais c'est un horizon faible, il ne lie pas ce qu'il sépare, bien au contraire, et son inaccessibilité se retourne en une clôture. De plus, le récit classique (ou plutôt standard) redoute le dehors, il l'apprivoise en des fictions formatées (début-milieu-fin) où sa menace se fait spectacle, une mise à distance qui le rend inoffensif et maîtrisable : il autorise une saisie où l'étrangeté du dehors se défait et se retourne en une intériorité familière.

 

Si les récits de Chihoi regardent eux aussi vers la fin, cet horizon de la fiction donc, s'ils progressent vers un point qui en arrête le mouvement, ils sont dans l'incapacité d'y jamais parvenir, la fin étant ici placée au-dehors, appelant du dehors, tout comme la mort, appelant du dehors et creusant au-dedans l'espace vide de sa venue toujours différée. Pour Chihoi, l'horizon est à la fois le lieu extrême de la dissolution ou de la disparition du récit – plus que son arrêt – et ce qui le traverse de part en part comme une parole intenable – au sens où elle ne peut être maîtrisée –, mais cruciale. Ici, le dehors n'est plus tenu à distance, ni non plus intégrer à la fiction – ce qui ne serait encore que le retourner en une intériorité – mais apparaît comme extériorité même. Il est une force passive qui creuse le sens, le rend peu certain – mais insistant. Il n'y a pas de réponse, seulement une question qui se maintient.

 

La fin est une figure de la mort, le lieu même où le récit s'achève, c'est-à-dire, littéralement, se met à mort. C'est pour cela que ça recommence, encore et encore, en s'achevant le récit rejoint l'infinie passivité de la mort  qui est le fond même de son nécessaire retour. Pour le dire autrement, arrivé à sa fin, le récit ouvre sur une frustration (c'est déjà fini) et donc le désir d'un recommencement[2]. Recommencement où développera une différence, mais non essentielle, rien n'y est vraiment atteint, seulement déplacé ou recombiné. C'est là le moteur même de la série en général, et, dans ce processus, c'est toujours le même récit qui se fait, rien ne s'y défait jamais.

 

Dans ce mouvement où une histoire se déploie jusqu'à son terme, le médium se fait transparent, invisible, l'auteur le donnant pour évident (il ne fait pas question). C'est une stratégie visant à concentrer l'attention du lecteur sur les péripéties de l'action, à le garder captif du récit. Ce qui se passe, c'est que cette évidence du médium voulue par l'auteur (mais qui, pour lui, dans son travail, n'est que questions ou presque) laisse toute la place au récit et à sa puissance d'illusion[3] : faire disparaître la forme pour ne laisser perceptible que l'histoire dans son développement, permet l'identification du lecteur au personnage principal et son immersion dans la fiction. Il est alors tout à fait coupé du dehors et peut jouir pleinement du mensonge. Pour autant, le lecteur n'est pas sans se poser de questions, mais celles-ci sont toutes relatives à l'histoire qui l'absorbe. Le mensonge, c'est aussi de dire que si le support mis en œuvre est retiré à la lecture, c'est parce qu'il se doit de n'être qu'un instrument neutre sans conséquence sur ce qui se raconte – il sert le récit, l’accompagne, l’affirme. Bien plus, tout geste qui contribuerait à faire apparaître le medium parasiterait le discours, parfois jusqu'à l'illisibilité.

 

Une lecture symbolique des récits de Chihoi est toujours possible, mais ce ne serait là qu'une manière de neutraliser la puissance in-sensée du dehors. Il faudrait d'ailleurs écrire a-sensée, une puissance moins le sens, non pas tournée contre le sens mais d'où le sens s'est retiré. Puissance inquiétante sans doute, et pourtant sans menace – ça ne menace pas, il n'y a ici nul menace -, elle enveloppe les récits de Chihoi et les borne, empêche que rien ne soit nommé, arrêté en son nom. Pourtant, c'est une puissance vide, sans force, que le récit connaît comme ce qui, en un seul et même geste, le fonde et le ruine.

 

Inquiétant, cela veut dire : qui ne laisse pas tranquille, la puissance vide du dehors ébranlant la solidité de tout ce qui fait la physique du monde : l'espace et le temps. Ce geste consistant à faire apparaître le dehors, à en affirmer la présence vide, fait naître une inquiétude, non pas tant pour les personnages du récit et ce qui leur arrive, mais bien plutôt pour la possibilité du récit à se maintenir : l'inquiétude suscitée concerne plus le mouvement même du récit que ses péripéties.

 

Même si les histoires de Chihoi restent inachevées, elles n'en sont cependant pas quitte avec la mort, bien au contraire : celle-ci parcourt les récits, les creuse, les inquiète, les rend peu assurés. Elle travaille, conjointement avec le dehors, à rendre perceptible le silence comme le fond même sur lequel la parole émerge et s'annule.

 

Les formes même que dessinent Chihoi sont tremblotantes (même si le tracé peut en être net) et peu stables, et les traits de ses personnages peu définis, au point d'en être interchangeables. De plus, on parle peu dans ces histoires, même cette jeune fille qui a vécu quelques temps en Europe ("Triste mais pas dépressif") ne trouve rien à dire à son compagnon, parce que les mots c'est trop de sens, ils font croire au plein du monde quand ils ne rencontrent que le vide. Les mots ratent toujours ce qu'ils visent et le monde leurs reste étranger. La langue ne parle que d'elle même quand elle prétend parler d'autre chose. Plus exactement, la langue impose plus un discours – le sien – qu'elle n'en autorise[4].

 

Aussi, les personnages de Chihoi se taisent, ou n'utilisent que des mots strictement utilitaires ou ceux du deuil, de la perte, de la douleur, de piètres mots à peine signifiants qui voudraient bien pouvoir dire la mort pour s'en débarrasser – mais elle persiste. Dans "Canine", un personnage va jusqu'à retourner à l'animalité et hurle avec les chiens (les morts ?) autour de la cité (le lieu de la parole, de l'échange des paroles, de la confrontation des discours). Ce pourrait être-là une métaphore – par pure commodité, puisqu'ici tout concourt à contrarier toute métaphore – de l'ensemble des récits de "À l'horizon" : autour d'eux rodent une absence inquiétante et inapprochable que nul discours ne peut saisir mais dont il faut pourtant bien rendre compte.



[1] Cf "Murmures".

[2] Jean-Claude Forest, dans sa post-face à "Enfant, c'est l'hydragon qui passe", explique bien cette frustration qu'il éprouvait une fois parvenue à la fin d'une histoire : "D'un côté, ma quête forcenée de la suite et du secret de l'histoire. De l'autre, l'angoisse de la fatale perspective : mon plaisir s'achevant à l'instant même où s'inscrivait le mot FIN" (p. 60).

[3] Il existe néanmoins nombre de récits où l'illusion s'affirme comme telle : "Little Nemo in Slumberland" de Winsor McCay, "Krazy Kat"de George Herriman, "Philémon"de Fred, "Julius Corentin Acquefacques" de Marc Antoine Mathieu, etc.

[4] Roland Barthes : "Jakobson l'a montré, un idiome se définit moins par ce qu'il permet de dire, que par ce qu'il oblige à dire", Leçon, in Œuvres complètes V, 1977-1980, éd. Du Seuil, p.431.

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30 octobre 2012

Jour n'allant pas seul 304

30-10-2012

 

…en suspend

                   ici :

        obscurité blanche &

                                    silence

une conscience dérive

                        la mienne ?

         allons bon

      (

       comment savoir ?)

                                   peut-être

                                   peut-être non

elle prononce un nom que je

                        ne reconnais pas

      parcourt une autre

                     profondeur

                     compact et infra-mince

 

…mais :

            j'y vois les

            ombres peu

            précises de

            mes désirs

            danser dans

            les plis d'une

            langue même

            j'y navigue à

                              'aveugle

 

mes sens flottent

autour de mon corps

je cherche

               - id. ne cherche pas -

une terre à la physique

peu certaine

                   : j'y suis

                    ne sais enfin

                    comment

je constate

                : ça y est

                   j'y suis     parfois

le plus souvent : non

 

dedans

           dehors

ne marquent plus

la limite

              l'un/l'autre

 

sans poids

                (peu-être trop)

sans fatigue

                (peut-être trop)

les lois de la physique

               s'ajustent aux

lettres manquantes

                      de

         mon nom…

29 octobre 2012

Jour n'allant pas seul 303

29-10-2012

 im

    mobile face

au blanc mat

d'une nuit posée

sur la table je

vois mes songes

pourrir dans les mots

d'1 langue utile : elle

monnaie le sens contre

l'expérience et

se donne pour sol

soudain-là

 

(aussi

j'habite les terres flottantes d’un sommeil lent où les mouvements de mon corps s'ajustent à la géographie mouvante des présences

 

une im

           mobilité

accompagne mes gestes

elle signe un temps

sans compte ni

décompte l'instant

s'y déploie bien

au-delà des ères : je

touche à des récits sans

témoins arpente

un passé libre d'avenir

une histoire nomade

qu’ aucune date

 n'assigne…

28 octobre 2012

Jour n'allant pas seul 302

28-10-2012

 

…quelques animaux spéculent, avec sans aucun mot pour ça, sur la possibilité – ou l'impossibilité – d'être maître de son "destin". Ce ne sont pas des humains qui envisageraient ce genre de questions. Eux, ils détruisent les villes de l'ennemi pour passer le temps et se massacrent parce que quand même c'est bien marrant. Les bêtes tout autour les observent perplexes, se demandant ce que c'est que cet animal qui n'aime rien tant que détruire. Les animaux se demandent, sans langue ni parole, pourquoi les humains refusent le réel comme le possible : les animaux savent sans distance qu'en touchant le réel on ouvre le possible. Ils le savent parce qu'ils ne parlent pas, ils cancanent, ils bêlent, aboient, miaulent, rugissent, hululent, piaillent, grognent, hurlent, caquètent, chantent, rugissent, hennissent, meuglent, croassent, sifflent, glapissent, couinent, jappent, bourdonnent, braient, gazouillent, croulent, clabaudent, blatèrent, barrissent, trissent, ricanent, grincent, roucoulent, stridulent, coassent, feulent, zinzinulent, grommellent, font toutes sortes de bruits d'où ne s'entend que leur présence dans l'instant. Mais les humains, eux, parlent, depuis plusieurs dizaines de milliers d'années, il ont recouvert de mots ce qui est et devient, une multitude de mots dans une multitude de langues, où tout disparaît. Dire les choses, c'est aussi les nier, les décrire : les effacer. La langue ne fait rien surgir, elle n'exhibe que des spectres, des morts qui nous reviennent…

27 octobre 2012

Jour n'allant pas seul 301

27-10-2012

 

…j'ai abandonné le monde pour me réfugier dans la langue, que sais-je encore du réel, je n'ai plus que des mots et m'y tiens. J'ai mis du sens partout et me suis crû dès lors vérité : c'est là maintenant mon nom, tous doivent l'admettre. Mais beaucoup font de même et affirment aussi pour nom vérité. Vérité contre vérité, c'est la guerre que nous prononçons. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter, d'autres carnages nous ont précédés, nous saurons être à la hauteur : c'est là l'ultime manière nous restant pour nous confronter au réel. Quoi de plus réel que la guerre ? Nos opinions n'ont, tout compte fait, aucune valeur, ou plutôt, elles ne valent que par le nombre de négations qu'elles permettent. Nos croyances sont : langue, discours, blabla. Nous avons renoncé à être simplement là, en un plein accord avec le vivant…

26 octobre 2012

Now City 63

63-Now-City

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